CYRANO et l’Objectif Zéro-sale-con
J’aime bien dénicher des textes, le plus souvent littéraires ou philosophiques, et les lier, de manière inattendue et paradoxale, à des notions de management. Ces textes (et leurs auteurs) sont souvent plus pertinents que bien des ouvrages de management, pourtant réputés ou à succès. Ainsi la tirade de Cyrano dite des « Non, merci ! » qui n’est pas sans lien avec le best-seller du moment Objectif Zéro-sale-con de Robert Sutton.
Dans son ouvrage, Robert Sutton (1) s’intéresse, de manière très sérieuse, à un profil de managers (et souvent top managers !) qui ont un comportement de sales cons au quotidien. Ces spécialistes ès vacheries et ès conneries sont très reconnaissables selon lui : ils lancent des insultes personnelles, ils envahissent l'espace personnel d'autrui, ils professent des menaces et pratiquent des formes d'intimidation verbales et non verbales, ils dissimulent sous des plaisanteries sarcastiques des propos vexatoires, ils envoient des emails cinglants, ils coupent grossièrement la parole, ils traitent les gens comme s'ils étaient invisibles, etc… La liste est longue. Notre éminent professeur est même allé jusqu’à calculer le CTSC, le «coût total des sales cons», que l'on peut entre autres jauger au taux d'absentéisme, de démissions ou de dépressions autour de lui. Toujours plein de ressources, il a élaboré un test d'évaluation du sale con et mis au point un détecteur de sale con en collaboration avec le très sérieux MIT de Boston !
Mais quel rapport avec Cyrano ?
Rappelez-vous cette longue tirade où il explique pourquoi il tient à sa liberté (de poète, d’artiste) et ne cherche aucun protecteur, comme il était d'usage à l'époque.
En voilà quelques extraits (2) :
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ?
Non merci
(…)
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci.
(…)
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci.
(…)
Bien sûr, Edmond Rostand ne parle pas des sales cons. Mais il fait, en creux, le portrait d’un moraliste classique pour qui la fin ne justifie pas les moyens, qui refuserait de devenir courtisan, qui lutterait contre la servilité et les bassesses. C’est bien sûr un hymne à la liberté créatrice de l’artiste (un peu seul contre tous) mais c’est aussi un hymne à la liberté tout court. A l’autonomie de l’individu, contre l’autoritarisme et la stupidité des grands de ce monde, à son époque, les protecteurs (3). Cyrano exhorte les individus à ne pas être serviles. La Boétie et son Discours de la servitude volontaire (1576) ne sont pas loin. Les sales cons non plus…
Bien sûr, mon interprétation est peut-être un peu tirée par les cheveux : j’exagère.
Mais, comme le dit lui-même Cyrano,
pour le principe, et pour l'exemple aussi,
je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi.
Cyrano est sûrement plus libertaire que nos amis managers. Mais il fait sans doute davantage réfléchir que les spécialistes de l’Objectif Zéro-Sale-con. De plus, il est franchement plus drôle, et incisif. Ce qui ne gâte rien.
Bref, relisons nos classiques ! A défaut, regardons-les : http://www.dailymotion.com/bookmarks/zembla37/video/x4h6qq_tirade-de-cyrano-acte-ii-scene-8par_creation
Vincent Toche
Never be Lost In Management !
(1) Robert SUTTON est professeur de management à la Stanford Engineering School. Il a publié plus de 100 articles dans des revues ou des ouvrages collectifs. Objectif Zéro-sale-con est son 4e ouvrage. Pour aller plus loin : http://objectif-zero-sale-con.blogspot.com/
(2) Je ne résiste pas à vous donner la tirade dans son intégralité. C’est en effet une pièce qu’on écoute mais qu’on ne lit plus.
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Etre terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ?"…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, -ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Cyrano, Acte II, scène 8 – Edmond Rostand (1897)
(3) Dans la pièce, Cyrano a refusé la protection offerte par le Comte de Guiche, qui lui demandait, comme condition, de faire quelques retouches à sa tragédie La Mort d’Agrippine dans le but de faire plaisir au Cardinal.