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Lost in Management
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8 mai 2008

Storytelling : une vraie fausse nouveauté ?

Le storytelling, où « l’art de raconter des histoires », est la dernière technique à la mode, dans le monde politique et dans le monde de l’entreprise. Tout le monde en fait, en a fait ou en fera. Le livre de Christian Salmon en est une excellente synthèse, avec de nombreux exemples (1). Mais cette « arme de distraction massive » n’est-elle pas tout simplement le retour d’un art très ancien mais un peu oublié : la rhétorique ?

Storytelling, le monde où réalité et fiction cohabitent

D’abord un petit cours de rattrapage pour les rares qui auraient pu passer au travers de ce nouveau concept : le storytelling. Cette notion, et sa pratique, sont apparues dans les années 80 avec Ronald Reagan, qui a lancé l’idée qu’une bonne histoire (« a good story ») valait mieux que de longs arguments. Pour un acteur, n’était-ce pas normal ?

Cette technique s’est perfectionnée avec les « spin doctors » de Bill Clinton ou de Tony Blair. Maintenant, tout le monde l’utilise, bien ou mal, croyant dans tous les cas, en son efficacité. Stephen Denning, un des gourous américains du storytelling, est on ne plus clair quand il préconise une approche « tolstoïenne » de la communication : « Quand je vois comment des histoires bien ficelées peuvent entrer facilement dans les esprits, écrit-il, je m’étonne moi-même devant cette propension du cerveau humain à absorber les histoires (2). » En un mot, il s’agit de « fictionner » le discours. Il ne faut pas simplement expliquer, il faut aussi raconter, et rendre vivant les faits, les chiffres, les programmes, les plans d’action, les décisions… Nos dirigeants politiques ou économiques doivent devenir des conteurs et nous raconter des histoires afin de nous captiver (3). Captivés, certains d’entre nous seront alors plus motivés, les autres plus confiants.

Mais attention à ne pas tomber dans la caricature du storytelling parfois assimilé à tort à un simple mensonge. Non, c’est plus subtile : le storytelling n’est pas l’art de mentir, c’est l’art d’enrober, de rendre présentable. C’est une vitrine de Noël : il faut faire beau pour séduire le citoyen-consommateur. C’est de la décoration : il faut faire beau pour attirer le consommateur-citoyen. L’avènement de la civilisation de la consommation serait donc aussi celui de la « civilisation d’injonction au récit », comme l’écrit Christian Salomon.

Le détour par la rhétorique

La rhétorique, c’est l’art de dire quelque chose à quelqu’un, ou plus exactement, c’est l’art d’agir par la parole sur quelqu’un. Cet art est vieux comme le monde (4). Pour Platon, la rhétorique est d’abord propagande et manipulation. L’auditoire subit le discours de l’orateur qui n’est pas rationnel car le souci premier de l’orateur (« rhetor » en grec) n’est pas la recherche de la vérité mais de l’efficacité. Platon est très virulent contre la rhétorique. « La rhétorique est flatterie » et « sans nul souci du bien, ne cessant d’attirer la folie par l’appât du plaisir, et nous prenant si bien à ses pièges qu’elle finit par passer pour être un art de la plus grande valeur » (Gorgias, 464 e). Pour lui, la rhétorique n’a qu’un but : l’utilité ou le plaisir, en s’appuyant sur l’ignorance de l’auditoire. C’est donc une contre façon, au sens premier du terme : un art faux, comme la cuisine l’est à la médecine ou la toilette à la gymnastique, ajoute-t-il encore.

Aristote est plus nuancé, et par là, plus moderne. Pour lui, la rhétorique est ambivalente : elle est négative quand elle élude la raison, quand « la raison n’est plus qu’une oraison », comme dira fort justement Hobbes. Mais, Aristote est un des premiers philosophes à y déceler un élément positif quand elle devient une aide à la persuasion, un outil sur le chemin de la vérité. Car, Aristote voit bien qu’on ne peut séparer le fond et la forme, et que cette technique, bien utilisée, peut être mise au service de la vérité. Par là, la rhétorique cesse d’être sophistique et devient dialectique, pour reprendre les termes du débat de l’époque. En parlant de rhétorique, est-on si loin du storytelling ?

Storytelling ou vieille rhétorique ?

Dans le storytelling, on retrouve l’opposition classique entre persuader et convaincre. Et c’est là où on retrouve la rhétorique, la vieille rhétorique. Traditionnellement, la conviction tient plus à l’esprit, et la persuasion au cœur, aux sentiments. Convaincre, c’est s’adresser à la raison de son interlocuteur, à une certaine idée de l’universel. Persuader, au contraire, c’est s’adresser à un interlocuteur en particulier, en jouant sur la corde sensible, si possible la sienne. C’est pourquoi on peut-être persuadé sans pour autant être convaincu. Mais si on est convaincu, à quoi bon être persuadé ?

Le storytelling, comme la rhétorique, est de l’ordre de la persuasion. Mais avec ce zest fictionnel, tolstoïen, pour reprendre l’adjectif de Denning. Alors, est-ce vraiment nouveau ? L’homme aime les histoires, et aime qu’on lui raconte des histoires. Nous sommes tous des enfants : nous aimons qu’on nous lise des histoires, dans nos lits. Pour les éduquer ou … pour les aider à s’endormir ?

Dans Les Caractères, La Bruyère notait déjà : « L’homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du beau et de l’ornement. Elle n’est pas à lui, elle vient du ciel toute faite, pour ainsi dire, et dans sa perfection ; et l’homme n’aime que son propre ouvrage, la fiction et la fable. Voyez le peuple : il controuve, il augmente, il charge par grossièreté et par sottise ; demandez même au plus honnête homme s’il est toujours vrai dans ses discours, s’il ne se surprend pas quelquefois dans des déguisements où engagent nécessairement la vanité et la légèreté, si pour faire un meilleur conte, il ne lui échappe pas souvent d’ajouter à un fait qu’il récite une circonstance qui y manque. » (5). Les hommes politiques font cela tout le temps, comme nos dirigeants d’entreprise. Mais soyons justes : nous aussi, avec nos relations, nos amis et, mêmes nos enfants. On ne ment pas systématiquement, mais on « controuve » et on « augmente » pour « faire un meilleur conte ».

Laissons le mot de conclusion à Pascal, qui en quelques lignes dit tout ou presque : « Il faut de l’agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai. L’éloquence est une peinture de la pensée ; et ainsi, ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait » (6).

Alors, le storytelling ? Une nouveauté ou une vieillerie remise au goût du jour ?

Vincent Toche

Never be Lost In Management !

(1) Pour plus de détail sur le Storytelling, on se reportera au livre de Christian Salmon : Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits - éd. La Découverte.

Voir aussi l’excellent article de Christian Salmon dans le Monde Diplomatique de Novembre 2006

(2) Voir le site de Steve Denning (http://www.stevedenning.com/) ou lire “Storytelling: Passport to Success in the 21st Century”
(3) Deux articles intéressants sur ce thème : « storytelling, ces histoires que construit le pouvoir » de Hubert Artus du 23/11/2007 dans www.rue89.com et « Le Storytelling à la Française : une maladresse pathétique et salutaire » de Pierre-Jérôme Adjedj du 25 février 2007

http://responsables.free.fr/?Le-Storytelling-a-la-Francaise-une

(4) Sur la rhétorique, lire les 2 discours clés de Platon, Gorgias et Phèdre, qui assimilent rhétorique et flatterie et opposent philosophe et sophiste ; et bien sûr, la Rhétorique de Aristote, toujours d’actualité.

(5) Les Caractères, La Bruyère, dans De la Chaire N°22 (1688) – éd. Classiques Garnier.

(6) les Pensées, Pascal (1670) – éd. Flammarion, Pensées N°25-26

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Commentaires
S
En ajoutant des ressources françaises (il y en a) au delà des écrits de C. Salmon, votre article serait plus pertinent car plus balancé.
A
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ :)
N
1yskFi esxmggskgeey, [url=http://rupalsnnmjxv.com/]rupalsnnmjxv[/url], [link=http://kuoyemwxpcax.com/]kuoyemwxpcax[/link], http://dgyhgvntsggi.com/
B
sur ce même thème, cf. le site communication-sensible.com : http://www.communication-sensible.com/download/storytelling.pdf<br /> <br /> et le livre écrit par Catherine Malaval et Robert Zarader, La bêtise économique, Perrin, 2008.
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