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Lost in Management
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5 octobre 2008

Pour sortir de la crise, un préalable: la sortie de l’homme de sa minorité

En ce mois d’octobre 2008, la crise économique et financière est tellement profonde que certains  en viennent à remettre en cause les fondements de notre société de libre-échange. D’autres encore, et non des moindres, sont plutôt à la recherche de boucs émissaires. Bref, la recherche des causes bat son plein. Rien de plus normal. Cependant, on peut se poser la question de savoir si la cause première est moins à rechercher dans le système qu’en nous mêmes. Sortir de la crise, n’est-ce pas d’abord sortir de sa crise ? Et, pour illustrer ce paradoxe apparent, rien ne vaut un détour par ce bon vieux Kant et son célèbre « Qu’est-ce que les lumières ? ».

La sortie de l’homme de sa minorité

Rappelez-vous vos cours de philo de Terminale ! Vous avez une chance sur deux d’avoir étudié ce court article de Kant paru en décembre 1784 dans le périodique allemand Berlinische Monatsschrift. Le début du texte (1) est une citation devenue classique : « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable ». L’homme est un animal doué de raison, nous rappelle Kant, mais souvent il ne l’utilise pas ! En effet, bien souvent, les hommes ne font pas l’effort de penser par eux-mêmes. Pire, l’homme, pourtant devenu majeur (2), préfère rester dans sa minorité. Il préfère l’autorité d’un autre à l’autorité de son propre entendement, de sa propre raison. L’homme devenu homme préfère donc souvent rester en situation d’infériorité et accepte une autorité extérieure, étrangère à lui car « il est si aisé d’être mineur ! », ajoute ironiquement Kant…

La paresse et la lâcheté

Kant poursuit son raisonnement et donne 3 exemples. Nous sommes en état de minorité intellectuelle quand « un livre me tient lieu d’entendement » (un maître à penser qui empêche de penser par exemple), quand « un directeur me tient lieu de conscience » (allusion à peine cachée à la religion), quand « un médecin décide pour moi de mon régime ». Bref, ces 3 types de tuteurs mettent l’homme sous tutelle et l’empêchent de penser par lui-même, d’utiliser sa raison. C’est là où Kant est malin. L’homme, nous dit-il, est non seulement paresseux mais aussi lâche.

Paresseux d’abord : l’homme aime qu’on décide pour lui. Il préfère renoncer à utiliser sa majorité car penser est « ennuyeux ». Prémonitoire, Kant met ces paroles dans la bouche de l’homme paresseux : « Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ». Bref, l’homme sous-traite sa propre pensée, la délègue, et, finalement, préfère une vie matériellement réussie à une vie intellectuellement pensée.

Lâche ensuite : Kant compare l’homme à un « sot bétail » qui n’a pas la permission de sortir hors de son parc, qui « n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté » et qui reste « enfermé ». Il compare aussi l’homme (majeur) à l’enfant (mineur). Mais, le majeur au sens de Kant n’est pas celui qu’on croit ! L’enfant, lui, essaye de s’aventurer au dehors : même s’il pense que le danger est grand, même s’il est timide, même s’il est effrayé, même s’il a peur de tomber, et même s’il tombe, il va recommencer, et recommencer encore. Il va progressivement s’apercevoir que le danger n’est pas si grand, que la chute n’est pas si douloureuse. Si le bétail n’a pas « la permission d’oser faire le moindre pas », l’enfant lui prend ce risque. Quand l’enfant sort de son parc, il fait ce que l’homme des Lumières apprend à faire : il s’aventure, il va voir à l’extérieur, en un mot il … désobéit. Et, en faisant son premier pas, en désobéissant, il prend la route de sa majorité, il prend la route de l’homme même. Il choisit sa route, la route de l’humanité de l’homme.

Kant au secours de Wall Street ?

Pour être un homme des Lumières au sens de Kant, « il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines ». Là encore, pour être concret, Kant donne des exemples de tuteurs ou de directions étrangères qui nous maintiennent en situation de minorité intellectuelle: l’officier qui dit « ne raisonnez pas, exécutez » ; le financier qui dit : « ne raisonnez pas, payez » ou le prêtre qui dit: « ne raisonnez pas, croyez ». Bref, Kant n’est pas un adepte de la pensée unique. Si nos hommes politiques, si nos dirigeants d’entreprise, si nos économistes s’étaient décidés à « raisonner », peut-être n’en serions nous pas là. Mais ils sont un peu, voire souvent, paresseux et lâches. Nous aussi d’ailleurs. Nous avons les élites qu’on mérite et qu’on se choisit. Nous sommes les premiers à applaudir des leaders qui nous promettent la lune, des dirigeants qui nous bercent de storytelling (3). Ils aiment le faire car nous aimons qu’ils nous le fassent. Ils se posent en tuteurs car nous aimons être traités en mineurs.

Demain, les Lumières ?

Quand l’homme sortira-t-il vraiment de sa minorité ? Quand l’homme acceptera-t-il de penser, de raisonner, « sans tuteur, sans la direction d’autrui » ?  Quand il aura le courage de se servir de son entendement, quand il osera penser. D’où la devise des Lumières, selon Kant : SAPERE AUDE (4).

Sartre, qui n’est pas toujours très kantien, va dans le même sens quand il fait dire à Oreste s’adressant à la foule dans la scène finale de la pièce Les mouches: « tentez de vivre : tout est neuf ici, tout  est à commencer » (5)

Ici, aussi, en octobre 2008, à Wall  Street, au FMI ou dans les banques du CAC40, tout est à commencer.

Vincent Toche

Never be Lost In Management !

(1) Voir le texte intégral sur http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/articles.php?lng=fr&pg=270

(2) Il s’agit bien sûr d’une majorité intellectuelle, qui peut être juridique – par exemple au-delà des 18 ans – ou biologique – l’adolescent devenu adulte -) 

(3) Lire mon article sur http://lostinmanagement.canalblog.com/archives/2008/05/08/9108368.html

(4) Pour aller plus loin dans l’analyse du texte de Kant, lire l’article de Michel Foucault sur http://foucault.info/documents/whatIsEnlightenment/foucault.questcequeLesLumieres.fr.html

(5) Acte 3, scène VI. La citation intégrale est : « Mais n'ayez crainte, gens d'Argos : je ne m'assiérai pas, tout sanglant, sur le trône de ma victime : un Dieu me l'a offert et j'ai dit non. Je veux être un roi sans terre et sans sujets. Adieu, mes hommes, tentez de vivre : tout est neuf ici, tout est à commencer. Pour moi aussi la vie commence. Une étrange vie. ». Là, Oreste, qui aurait pu devenir le tuteur (au sens de Kant) des gens d’Argos, décide de partir et de les laisser libres. Oreste est un tuteur qui se libère et libère par là-même les autres.

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Commentaires
I
Jefferson est sans conteste un des grands personnages politiques de l'Histoire des etats Unis.<br /> Figure essentielle des lumières, et rédacteur de la Déclaration d'Indépendance des états unis, Jefferson évoquait déjà à l'époque, la dangerosité des institutions bancaires.<br /> <br /> Les financiers sont évidemment les plus puissants. <br /> <br /> Alors que Tous s'accordent sur le fait de la nécessité d'une meilleure régulation du système financier, les états seront ils en capacité de faire face à la puissance des marchés financiers.<br /> <br /> Tout reste en effet à faire.
I
Jefferson est sans conteste un des grands personnages politiques de l'Histoire des etats Unis.<br /> Figure essentielle des lumières, et rédacteur de la Déclaration d'Indépendance des états unis, Jefferson évoquait déjà à l'époque, la dangerosité des institutions bancaires.<br /> <br /> Les financiers sont évidemment les plus puissants. <br /> <br /> Alors que Tous s'accordent sur le fait de la nécessité d'une meilleure régulation du système financier, les états seront ils en capacité de faire face à la puissance des marchés financiers.<br /> <br /> Tout reste en effet à faire.
D
"l’homme sous-traite sa propre pensée, la délègue" a des accents très modernes, exemples : <br /> <br /> "L’individu tend à laisser les décisions importantes à ses institutions et à s’occuper uniquement de la tactique et des détails" Mary Douglas dans "Comment pensent les institutions"<br /> <br /> ou bien : <br /> <br /> "Les institutions sont des manières de penser autant que des manières d’agir." Vincent Descombes dans "Les institutions du sens"<br /> <br /> Ce que Kant semble anticiper, c'est la conception moderne de l'institution comme béquille pour chacun d'entre nous. <br /> <br /> A quand la prochaine note ?
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