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Lost in Management
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24 janvier 2009

La crise, entre cycle court et longue durée

La crise actuelle est particulièrement violente. Cette brutalité est visible, partout, dans presque toutes les entreprises, et tous les pays. Le risque, c’est de ne voir que cela. De ne s’en tenir qu’à ce qui se voit, ce qu’on ressent. Par habitude (les crises, ça va ça vient), par souci du quotidien ou de l’urgence (comment réagir à la crise ?) et par paresse intellectuelle surtout. Pour voir la crise autrement, pour voir la crise au-delà de la crise, pour « rendre visible invisible », il faut faire l’effort de se détacher de l’événement. Rien de mieux alors qu’un détour par Braudel pour repérer la longue durée dissimulée sous le cycle court des contingences.

Les 3 temps de l’histoire selon Braudel

Parmi les textes de Braudel les plus connus, figure sans nul doute la préface de la première édition d’un de ses livres-sommes: La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II (1949). On se rappelle la phrase qui ouvre ce livre (« j’ai passionnément aimé la Méditerranée ») qui introduit les 3 temps de l’histoire selon Braudel (1).

D’abord, le temps court de l’événement, celui que Braudel appelait ironiquement « l’histoire-batailles ». C’est «une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses», «une agitation de surface », des «vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement», bref, le temps individuel, objet de la micro-histoire. Bref, notre histoire.

Ensuite, le temps moyen de la conjoncture, qui est «une histoire lentement rythmée». C’est l’histoire économique et sociale chère à l’Ecole des Annales.

Enfin, le temps, quasiment immobile, de la structure, de la très longue durée. Ce temps géographique (ou « géo-histoire ») est ce qui intéresse le plus Fernand Braudel car cette partie est la moins visible, et par conséquent la moins étudiée. C’est l’histoire de la Méditerranée, de son climat, de ses civilisations.

La crise, révélateur des brûlures de l’histoire

Il suffit d’écouter la radio, de lire les journaux, ou simplement de regarder autour de soi : la crise a un impact catastrophique. Mais, ne nous trompons pas. La crise financière fait bien partie du temps court de Braudel. Le découplage entre économie réelle et économie financière (la fameuse « financiarisation » de l’économie), source a priori de tous nos maux, est plutôt récent et date au maximum du début des années 90. C’est la partie visible de l’iceberg : ce qu’on voit, ce qu’on ressent, et ce qui fait mal à beaucoup d’entre nous (et je ne parle pas uniquement de ceux qui ont placé des Madoff !!). Et la crise n’est pas finie ! Les cours de bourse vont continuer à jouer aux yo-yo, les drames, les larmes vont se multiplier. Nous sommes bien dans cette histoire «à oscillations brèves,  rapides, nerveuses » dont parlait Braudel qui continuait ainsi: « ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte tous les instruments de mesure de l’histoire. Mais telle quelle, c’est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi ». Puis, il nous prévient, et ce message porte encore à l’aune de cette année 2009: « Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs illusions.» Braudel nous dit en quelque sorte que cette histoire, celle que nous vivons, est trompeuse, qu’elle ne nous dit pas tout, ou plutôt qu’elle a tendance à nous voiler la réalité…

La crise au-delà de la crise

Comment voir ce qui n’est pas visible ? Même Braudel s’interrogeait : « Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne ? » Par l’histoire, par le temps long. Braudel avait un demi-millénaire de recul, mais qu’avons-nous ? 6 mois tout au plus…

Cette crise ne marque peut-être pas le début de quelque chose, mais plutôt, le début de la fin. Si cette crise est un marqueur de l’histoire, elle marque moins le début d’histoire que le début de sa révélation… Et si la crise était le signe d’un effondrement qui a déjà eu lieu ?

Je vous propose donc de jouer les historiens de la longue durée, en histoire-fiction. Dans 50 ans, 100 ans, que pourraient voir les Braudel du futur ?

Avançons quelques hypothèses.

1.      La fin du fordisme ?

La crise de l’industrie automobile est à cet égard symbolique. GM serait-il l’USINOR de ce début de siècle ? Cette fin du fordisme a sans doute déjà commencé il y a bien longtemps, au moins depuis les années 70. La crise actuelle ne serait alors que la poursuite, voire la conclusion, des événements de mai 68, qui ont autant libéré les mœurs que révélé le consumérisme triomphant. La hausse continue de la part des services dans l’économie en est un autre signe. Sans coup férir, les services (banques, assurances, santé, loisirs ou services à la personne) sont passé du tiers de l’économie à près de 80%. Derrière la fin du fordisme, se cache aussi la crise de la représentativité (les syndicats, les élections, …), l’épuisement des luttes ouvrières, le vieillissement de nos modes de production. La fin d’un certain monde, la fin d’un certain mode de vie aussi.

2.      La fin du capitalisme ?

Certains en arrivent alors à imaginer la fin du capitalisme et un nouveau mode de consommation, plus durable, plus vert, plus respectueux de l’environnement, et voient dans la chute de la consommation, non pas un problème mais, au contraire, la solution. D’autres encore parlent du « nouveau capitalisme ». Mais à regarder de près, il ressemble follement à l’autre, à quelques régulations près. Améliorer nos méthodes de régulation est nécessaire, indispensable même, mais cela ne changera pas le capitalisme, en tout cas dans ses fondements.

3.      La fin de l’Occident ?

Quand on voit l’expansion continue de la Chine, de l’Inde et de l’Asie en général depuis 20 ans, il est permis de douter de la fin du capitalisme. Existe-t-il un pays plus capitaliste que la Chine ? Il suffit de se promener dans la « vieille ville » de Shanghai, dans les foires de Canton ou dans la zone high-tech de Beijing pour en douter… Ce ne serait donc pas la fin du capitalisme mais la fin de l’occident, avec un déplacement du centre du monde de l’occident vers l’Asie. C’est l’hypothèse optimiste : un déplacement géographique du capitalisme. Les grandioses JO de Beijing tenus en 2008 ne marqueraient-ils pas, au moins symboliquement, ce renversement du monde?

Une autre vision est cependant possible : il ne s’agit plus seulement d’une translation géographique (un peu comme le concept des « villes-monde » cher à Braudel), mais de la fin d’une idée de civilisation, historiquement datée. Car l’occident chinois est surement très capitaliste, parfois même très occidental dans son mode de vie apparent, mais il est aussi très différent de « l’occident occidental », fondé sur les valeurs (pour faire simple et aller vite) des révolutions américaine et française. Pour « l’occident » à la chinoise, que deviennent les notions, a priori imbriqués et indissociables, de Lumières, de Raison, de Progrès scientifique, de Démocratie, de Contrat Social ou d’Egalité ? L’occident chinois, dominateur, risque d’être très éloigné du notre… 

Le problème aujourd’hui est donc moins la crise que la façon de la regarder. En changeant notre focale, on s’aperçoit que ce qui est difficile, c’est le manque d’idées neuves. Au XVIIIème siècle, l’occident a eu Rousseau et la théorie du Contrat Social. Au XIXème siècle, nous avons connu Marx et son Capital, Darwin et son Origine des espèces, suivi de près d’autres remises en question du sujet avec Freud ou Einstein. Aujourd’hui, on entend Alain Minc ou Jean-Marie Messier, Nicolas Sarkozy ou Martine Aubry, BHL ou Florence Foresti. Ils ne sont pas inintéressants, même parfois drôles, mais sont-ils suffisants ? Sont-ils assez novateurs, assez disruptifs ?

En 1864, après sa réélection, Abraham Lincoln a décrit dans son message au Congrès sa méthode  pour sortir les Etats-Unis de la terrible guerre de sécession : « Les dogme du passé paisible sont inadaptés au présent tempétueux... Puisque nous sommes confrontés à du neuf, nous devons penser neuf et agir neuf. » (2)

Et pourquoi pas, maintenant ?

Vincent Toche

Never be Lost In Management !

(1)    Les 3 temps correspondent aux «intrigues» des trois volumes qui composent l'ouvrage en des termes empruntés au lexique marin: La part du milieu (premier tome), Destins collectifs et mouvements d'ensemble (deuxième tome), Les événements, la politique et les hommes (dernier tome). Lire cette belle préface sur : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/braudel1.htm

(2)    The dogmas of the quiet past, are inadequate to the stormy present. The occasion is piled high with difficulty, and we must rise -- with the occasion. As our case is new, so we must think anew, and act anew. We must disenthrall ourselves, and then we shall save our country.” Lire le discours complet sur: http://showcase.netins.net/web/creative/lincoln/speeches/congress.htm. Lincoln est le modèle du nouveau président Obama…

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Commentaires
F
Je m'étais dit que j'allais lire Sénèque ou peut-être relire Braudel, mais, finalement, j'ai relu Montesquieu. Je conseille plus que jamais la relecture de Montesquieu qui nous a appris que l'on ne peut juger ni de l'Histoire ni de son devenir par des critères religieux ou moraux. Il nous a aussi montré que le "moteur" de l'histoire, c'est le rapport entre la nature d'un gouvernement ou d'un système politique et la façon dont il agit. Lorsque ces deux éléments sont en harmonie, le système est paisible, sinon, c'est la crise.<br /> <br /> Montesquieu nous pousse a nous demander: Agissons nous conformément à la nature du système politique que nous avons créé? Si on veut bien admettre que la réponse est "non" (sans doute pas pour des raisons aussi simples que les bien pensants de tout poil veulent nous faire entendre), tout en acceptant que le système politique n'est pas corrompu (admettons que notre démocratie est bonne), la dialectique nous pousse vers un nouvel équilibre démocratique ou, peut être, vers pas d'équilibre du tout: Irons nous vers un nouvel équilibre (une démocratie différente) ou vers une rupture (Montesquieu, lorsqu'il parle de Rome, utilise l'exemple de l'invasion des barbares)?<br /> <br /> Si le système politique est "corrompu" (il perd ses principes, notre démocratie ne fonctionne pas), quel est le système qui lui succèdera?<br /> <br /> Car, pour citer cette phrase extraordinaire de Montesquieu (n'oublions pas qu'on est au XVIIIeme siècle): "Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'Etat n'a pas perdu ses principes; et comme disait Epicure en parlant des richesses: Ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est le vase".<br /> <br /> Vaste programme, vaste débat...
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